Full screen

Share

Show pages

Marie de  Heredia, 1909
Le Papillon Rouge
Want to create interactive content? It’s easy in Genially!

Over 30 million people create interactive content in Genially.

Check out what others have designed:

Transcript

Marie de Heredia, 1909

Le Papillon Rouge

Marie de Heredia dite Gérard d'Houville (1875-1963) Romancière, poètesse et dramaturge, elle est la première à recevoir le prix de l'académie française en 1918.

L'autrice

Fulgens est un homme obsédé par les papillons. Amoureux d'une famille qui lui réclame un papillon rouge, il va consacrer sa vie à cette recherche.

Que vas-tu lire ?

Fulgens avait l'air d'un très vieil homme. En réalité, il n'était pas très âgé mais un souci perpétuel avait courbé, voûté ses épaules ; ses yeux semblaient toujours guetter je ne sais quoi de merveilleux et d'insaisissable; ses mains aux doigts longs et d'aspect adroit s'étendaient souvent, à la fois rapides et prudentes, comme pour attraper sournoisement quelque chose d'agile, de fragile et de momentanément posé. Toujours habillé de brun, il mettait des cravates orange, mordorées ou pourprées, dont la tache vive éclatait comme l'ocellure d'une aile sombre, et ses chapeaux étaient en feutre velus, rappelant le corps duveteux de certains papillons. Fulgens avait, d'ailleurs, une vague ressemblance avec ces nocturnes sphynx qui tournoient longuement, ahuris et fous, autour d'une flamme qui les tente autant qu'une brûlante corolle. Fulgens rentrait souvent chez lui, après de longues courses, chargé de petits paquets qui devaient renfermer des objets très rares, si l'on en croyait la façon dont il les portait.
Parfois aussi, il partait pour de longs voyages et il revenait à l'improviste sans avoir prévenu son fidèle serviteur. Alors, son premier mot à celui-ci était pour recommander de déballer avec grand soin le contenu de certaines caisses, et son premier regard pour de grands meubles à mille tiroirs plats qui garnissaient tout le tour de sa chambre et de plusieurs autres pièces. Fébrilement, il tirait de ses poches des trousseaux où tintaient de petites clés d'or et d'argent, et il ouvrait la première serrure, puis tirait à lui une sorte de grande planchette sur laquelle s'étalaient, en bon ordre, dans leurs petits cercueils blancs aux transparents couvercles de verre, des papillons innombrables, de toutes formes, de toutes couleurs, de tous pays. Fulgens, heureux et rouge, anxieux, s'absorbait dans une contemplation sans fin. Il prenait l'une ou l'autre de ces petites boites et faisait miroiter à la lumière les pierreries des précieuses ailes mortes. Et il parlait tout seul, marmottant pendant des heures : « Je n'ai pas le rouge ! Je n'ai pas le rouge ! »
Quand Fulgens était encore presque un enfant, il avait une amie de son âge et il la chérissait d'une tendresse sans bornes, l'admirait telle qu'une fée, l'adorait plus qu'une idole alors qu'elle n'était qu'une gentille poupée. Il lui donnait tout ce qu'il pouvait trouver dans la nature de beau et de charmant comme elle. Courbé sur les longues grèves humides et moirées, il lui ramassait des coquillages. Il lui cueillait des fleurs ; il lui apportait des nids et de jeunes oiseaux ; et toujours pour elle, il poursuivait les papillons diaprés. Elle préférait les papillons à toutes choses. Pour lui plaire, bien qu'il ne fût pas méchant, Fulgens les attrapait par l'extrémité de leurs belles ailes et les lui apportait, palpitantes proies. Et elle, avec un sourire naïvement cruel, les transperçait d'une longue aiguille, et, curieusement, les regardait mourir. Or, un jour que Fulgens lui montrait, prisonnier dans ses doigts à demi refermés, un de ces minuscules papillons bleus qui semblent des myosotis ou des fleurs de lin arrachées par le vent, elle le refusa avec une moue dédaigneuse.
« Tu m'apportes toujours les mêmes papillons, dit-elle, moi, j'ai envie d'un papillon rouge... couleur de sang. » Il chercha pendant de longues journées un papillon rouge et ne le vit jamais. Et sa petite amie se moquait de lui, adorablement impitoyable. Et, sur ces entrefaites, les parents de la fillette vendirent la propriété qu'ils habitaient tout près de la maison de Fulgens et s'en allèrent... ailleurs... très loin... Le pauvre Fulgens éprouva le chagrin le plus amer. Régulièrement, il écrivait à son amie. Au commencement de leur séparation elle lui répondit; mais un jour vint où il n'y eut plus aucune lettre d'elle; la dernière lettre reçue se finissait par cette phrase capricieuse: « Adieu, Fulgens, sans doute ne te reverrai-je plus... car je ne veux te revoir que lorsque tu auras trouvé le papillon rouge. »
Fulgens manqua mourir de désespoir et de précoce amour. Dans le délire et dans la fièvre de sa si longue maladie, il répétait comme un refrain : « Un papillon rouge... un papillon rouge. » Et il voulait s'élancer hors de son lit pour s'emparer d'un imaginaire être ailé. Il guérit, mais resta toujours misérable et faible d'esprit. Il n'aimait plus rien, ni personne, excepté les papillons. La mort de ses parents ne lui fit presque pas de peine ; ils lui laissaient une assez grosse fortune avec laquelle il put satisfaire ses goûts : voyager et collectionner des papillons.
Il parcourut les plus chaudes contrées, les plus exotiques, les plus lointaines, et de toutes, il rapportait des papillons merveilleux qu'il achetait aux marchands ou aux indigènes, et aussi qu'il chassait lui-même sans souci de la fièvre et du soleil, aux heures les plus chaudes où les ailes les plus étincelantes se posent sur les plus larges fleurs. Oh ! ne trouverait-on pas, dans un coin du monde, le papillon rouge de ses rêves ? Sans doute, il devait exister, ce papillon qui s'obstinait à fuir le désir d'un pauvre homme à moitié fou. Fulgens en possédait bien couleur de brique claire, ou semés de taches pourprées, d'orangés ou de teintes feu. Mais le papillon entièrement pourpre, couleur de sang, comme une quadruple goutte énorme, à la fois vive et sombre, il ne pouvait réussir à le trouver.
Il connaissait toutes les boutiques de Paris, et celles de Londres, et celles des autres villes où l'on vend des lépidoptères précieux. Il visita les collections fameuses ; à travers le monde il vagabonda ; il alla au Japon, en Chine, aux Moluques, aux Antilles, dans le Sud américain, en Afrique, en Océanie. Et je ne sais s'il fut poursuivi par une malchance spéciale ou s'il n'existe point de papillons couleur de rubis volant, de papillons nés du doigt blessé de l'enfant amour comme les anémones du sang d'Adonis naquirent, mais jamais, jamais Fulgens ne le découvrit.
Un jour, après avoir très longuement considéré le Tachyris Zarinda et le Tachyris Nero qui sont des papillons de Bornéo, de taille moyenne et d'un joli rouge brique clair, après s'être demandé s'ils pouvaient passer pour des papillons rouges couleur de sang, il se décida à les envoyer à son amie de naguère. À celle-là qui régnait sur sa vie avec son aspect enfantin de fragile et tyrannique poupée, à celle-là qui, pourtant, était vieille ou bien morte et habitait on ne sait quel coin du monde ou quel tombeau lointain, Fulgens, qui ne se rendait plus compte ni des âges, ni du temps, ni des saisons, ni du lieu, Fulgens envoya à l'ancienne adresse un précieux petit paquet. Ce petit paquet sans doute fut dérobé en route ou perdu, car il ne revint pas plus à son possesseur qu'il ne parvint à l'amie de jadis. Le pauvre vieux maniaque comptait les jours et les jours, en proie à une angoisse affreuse. Enfin, après très longtemps, il perdit tout espoir : il comprit qu'il n'aurait jamais de réponse. Il songea simplement : « Je savais bien qu'ils n'étaient que couleur de brique... ils n'étaient pas le papillon pourpre qu'elle désirait... couleur de sang. »
Il ne sortit plus et parut renoncer à ses recherches. De plus en plus taciturne, il ne parlait pas à son fidèle serviteur. Pendant des heures, il contemplait, hébété, les papillons de sa collection merveilleuse ; avec convoitise, son regard se fixait sur les belles taches rouges ornant les ailes de certains d'entre eux, et, avec son doigt, par-dessus le verre du cadre, il frottait, il frottait d'un air morne et insensé, comme s'il pouvait étendre la tache et en recouvrir le papillon tout entier. La nuit, après de courts sommeils, il se levait, somnambulique. Peut-être le possédait-il et avait-il oublié son existence, le magnifique, l'unique, le splendide, le sanglant... peut-être l'avait-il perdu... ou bien il ne savait plus où il l'avait rangé. Mais il allait le retrouver, il allait chercher longuement, patiemment, infiniment... Et, après des recherches toujours infructueuses, il s'asseyait en face de la lampe ou du feu, et, après avoir longuement fixé la flamme ou la lueur, il refermait ses paupières lasses et voyait danser, ironique, irréel, sur la nuit dont momentanément il s'aveuglait, un fantastique papillon rouge qui voletait tournait, palpitait, et semblait un diablotin ailé sur le flanc noir d'un vase antique.
Ce fut par une nuit de Noël, une belle nuit de lune et d'hiver, que Fulgens devint tout à fait fou. Il se leva au milieu de la nuit, halluciné, effrayant, en proie à une sorte de rage dévastatrice. Il ouvrit tous les meubles, étala toutes les planchettes, tira tous les tiroirs et sortit peu à peu de leurs retraites tous les papillons qu'il possédait. Comme il en possédait des quantités innombrables, les cadres, à l'infini, comme de petits cercueils, gisaient partout, sur tous les meubles, le parquet, les divans, les tapis. Et, au milieu de cet amoncellement étrange, Fulgens avait l'air d'un profanateur de sépultures, d'un voleur de joyaux funèbres. Les rubis, les saphirs, les émeraudes de certaines grandes ailes, leurs ors brunis, leurs topazes, leurs aigues-marines, leurs améthystes et leurs turquoises, et aussi leurs métalliques satins, leurs soies somptueuses d'azur ou de safran, leurs velours noirs ou bleus de nuit, ou gris d'aube et de crépuscule, leurs tulles, leurs broderies, leurs paillettes, leurs gazes diaphanes, leurs cachemires rayés et bariolés, leurs teintes éclatantes ou fondues, leurs blancs de nacre ou de neige, de fleur ou de brume impalpable, tout cela étincelait, ou miroitait, ou brillait vaguement, sous les rayons de la lune, qui se réfléchissaient dans les couvercles de verre et de cristal, en les frappant de mille facettes diamantées. Les royales et les minuscules momies dormaient, insoucieuses du sacrilège, et ressemblaient à ces pharaons puissants, ces reines, ces courtisanes, qui voulurent être parés pour la mort aussi bien que, vivants, pour la gloire ou l'amour. Et tous ces morceaux de verre animés des couleurs qu'ils recouvraient faisaient songer aux débris de quelque gigantesque miroir où se seraient reflétés trop de rêves.
Et Fulgens regardait d'un œil hagard ce fantastique amas de dépouilles étincelantes. Il croyait avoir déchiré l'éclatante tunique d'une fée, et en avoir fait encadrer les morceaux et les ornements découpés. Il se rappela aussi les jeux de patience qui l'occupaient tout enfant pendant de longs moments et, en face de ces carrés lumineux où s'étalaient des taches diaprées couvertes elles-mêmes de signes bizarres et de mystérieux hiéroglyphes, il se frappa le front. Comment n'y avait-il pas pensé ? Il fallait chercher à reconstituer, avec ces carrés, un mot, une image, une forme, il ne savait pas quoi exactement, mais ce serait quelque chose de miraculeux qui calmerait toutes ses angoisses, lui apprendrait où se trouve le papillon pourpre, quelque chose enfin qui signifierait : repos, félicité, amour, certitude...
Il fouilla fébrilement dans le tas chatoyant et froid; il forma avec les petits cadres quelques dessins, des croix, des losanges, et une lettre. La première lettre du nom chéri de l’ingrate être bien-aimée. Puis il renonça brusquement à son projet puéril et laissa retomber le cadre qu'il tenait dans sa main. Un immense papillon y dormait, semblait-il, pour toujours, dans un éblouissement fixé d'azur, de saphir et d'émeraude. Fulgens le jeta sur le plancher avec horreur ; la vitre se fêla. Et Fulgens parla, cria, hurla des choses insensées, arracha ses cheveux gris, tordit ses vieilles mains, et piétina l'amoncellement de ces trésors qui lui avaient été si chers. Il s'adressait à ces papillons qui avaient été toute sa vie, il leur parlait comme si lui-même, lui seul, les avait tous chassés, poursuivis, atteints, transpercés, embaumés' dans une prison funéraire, et leur disait :
« Papillons ! Papillons ! vous que j'ai tués pour l'amour d'elle, n'êtes-vous pas tous les instants joyeux, les beaux instants insoucieux vécus dans la libre lumière qui auraient pu embellir mes jours si je ne l'avais pas aimée ? Pour l'amour d'elle, je vous ai mis au tombeau. Ô vous, d'autant plus beaux, plus magnifiques, que vous êtes éphémères, j'ai éternisé votre splendeur immobile, faite pour errer, planer et s'étendre comme une lueur vivante, comme une étoile fugitive. De la vie, de la liberté, de la beauté, de la joie, voilà ce que j'ai emprisonné dans la mort pour l'amour d'elle. Que n'aurais-je fait pour elle ? Si elle l'avait exigé, non seulement je vous aurais tués, mais torturés, j'aurais coupé vos ailes vivantes, crevé longuement vos corps de velours, piétiné vos fragilités aériennes. Ô papillons, papillons, que n'aurais-je fait pour elle, pour conquérir sa jeunesse et sa tendre grâce ! Et où est-elle maintenant, où ? C'est son amour qui était le papillon rouge, le papillon insaisissable, ce qu'on cherche à jamais, ce que l'on n'atteint pas, ce pourquoi l'on commet toutes les folies, ce pourquoi l'on commettrait des crimes. Ô papillons, il ne me reste qu'à mourir ! Mais auparavant, je veux vous rendre votre liberté. Levez-vous, victimes de mon rêve. Momies de mes désirs, sortez de vos tombes. Songes endormis, reprenez votre essor interrompu ; chimères éternelles, un instant captives, reprenez votre vol décevant à travers l'espace. Allez leurrer d'autres âmes. Allez faire croire à des désirs naïfs que, lorsqu'on vous a capturés, on tient dans sa main frémissante une parcelle de l'infini. Allez ! allez ! allez ! »
Et, prenant les boîtes légères, il les heurtait, les cassait aux meubles et aux murs comme des œufs, les lançait contre le parquet et les fenêtres, les brisait au marbre de la cheminée et s'ensanglantait les mains aux coupants débris. Mais il s'arrêta, muet, immobile, à la fois épouvanté, curieux, angoissé. Une grande fenêtre était ouverte; les lumières éteintes ; et un clair de lune de jade et d'argent, m étincelant et glacé, pénétrait dans la pièce en désordre. Or, Fulgens vit distinctement ceci : de la boîte qu'il avait brisée, un immense papillon sortait comme d'une seconde chrysalide, et intact, vivant, large, clair, montait vers la lune, la lune dont il avait la couleur de verdâtre neige et, au coin des ailes, la tache astrale. Fulgens reconnut l'Actias Selené, un des plus beaux parmi les plus beaux.
Et comme si l'Actias avait donné à ses frères captifs le signal de la liberté, des débris épars, des boîtes ouvertes, un palpitement confus grandit, se précisa, s'étendit. Et quelques-uns s'envolèrent encore par la fenêtre ouverte. Fulgens les reconnaissait un à un lorsqu'ils s'élançaient dans la clarté pure : diurnes ou nocturnes, nés dans les pays très chauds et dans a de lointaines contrées, sans souci de l'heure et du froid glacial, ils partaient, réveillés magiquement de leur sommeil immobile. Il vit s'envoler l'Urania Ripheus aux reflets d'arc-en-ciel et qui lui frôla la joue de son aile nuancée; il vit briller l'argent brun wdu métallique Dione Moneta qui vient de Colombie, et frémir le Cyrestis Todamas qui vient de l'Inde et dont les ailes semblent faites de légères toiles d'araignées; il vit passer le Megalura Coresia dont les ailes sont rayées de sombre et de blanc pur, et le velours noir-vert de l'Urania Fulgens qui portait son nom ; il distingua même, filant comme une étincelle rouge et verte, le minuscule Elymnias Mimalon et le bleuâtre Potamorpha Manlia et l'Antherea Helfri aux grandes ailes ocellées et semblable à quelque morceau de nuit criblé d'astres; et tous les innombrables Sphinx et les Héliconius de l'Amérique du sud que l'on dit venimeux, et tous les grands Morpho, aux bleus chatoiements, et, enfin, l'énorme, l'introuvable Papilio Homerus.
Mais le vieil instinct du collectionneur se réveilla soudain brusquement. Voyant son bel Homérus qu'il était si fier de posséder le fuir aussi, Fulgens ferma rapidement la fenêtre et alla tomber sur son divan, ne sachant s'il avait rêvé, pressant son front de ses mains et n'osant presque plus regarder dans la chambre. Des cercueils saccagés, les papillons s'élevaient toujours avec un imperceptible bruit vague, vaste et mou qui se renforçait toujours et finissait, à cause de leur nombre, par se préciser en bruits d'ailes. Fulgens vit tournoyer dans la chambre l'immense et sombre Attacus Atlas et l'Actias Ningpoana, chinois aux longues queues déliées, et l'énorme Thysania Agrippina qui a vingt-cinq centimètres d'envergure et qui est couleur de l'ombre. Il vit l'Ornithoptera Cassandra qu'il considérait comme le plus beau de tous les papillons et qui est noir et vert comme les forêts de Sumatra où il est né ; et le Brahmaea Conchifera couleur de cuivre et couvert de signes bizarres, de mystérieux caractères inconnus et que nul n'a jamais compris. Et puis il en voltigea, il en erra, il en palpita tant et tant que Fulgens ne sut plus les distinguer ni les reconnaître. Ils formaient une sorte de nuage toujours grossissant dont l'homme finit par s'épouvanter. Il aurait voulu se lever et ouvrir de nouveau cette fenêtre pour que tous ces papillons innombrables s'envolassent et que lui pût enfin respirer. Il parvint à grand-peine à la croisée ; la nuée vivante, un instant refoulée par lui, se reformait, ténébreuse, houleuse, impénétrable, Fulgens ne put regagner son divan ; il tomba par terre, étendu. Devant la fenêtre ouverte, de larges ailes se rejoignaient toutes, étalées, suspendues, interceptant les rayons lunaires et, sombres et remuantes, ressemblaient au reflet, mouvant sur une vitre, d'un feuillage qu'agite un grand vent. Et, comme un étouffant linceul de velours, les mille autres papillons se posant sur le corps de Fulgens le recouvrirent tout entier. Il sentit sur son visage se poser un masque doux et velu impossible à arracher. Il comprit que c'était la mort souhaitée. Il s'endormit doucement sous les ailes meurtrières qu'il avait tant aimées, en murmurant le doux nom de son amie, et le mot de « papillon ».
Au matin, dans la chambre dévastée, parmi l'amoncellement des boîtes ouvertes et cassées, le fidèle serviteur trouva le vieux Fulgens mort. Il n'y avait plus un seul vestige de papillon dans leurs blancs petits sépulcres ! Seuls, les débris de verre miroitaient comme du givre dans la grande pièce glaciale ; et Fulgens semblait endormi. Cette mort, à bon droit, ayant paru singulière, on voulut ouvrir le corps de Fulgens et tâcher de savoir ainsi ce qui avait causé sa fin. Mais les deux savants chirurgiens qui firent cette autopsie n'avouèrent jamais qu'ils avaient vu - ayant sans doute palpité avec les battements de la vie - un grand papillon couleur de pourpre, étendu dans ce pauvre cœur. Marie de Heredia, dite Gérard d'Houville, Le Papillon rouge, publiée dans L'Illustration, numéro de Noël, 4 décembre 1909.
Fulgens avait l'air d'un très vieil homme. En réalité, il n'était pas très âgé mais un souci perpétuel avait courbé, voûté ses épaules ; ses yeux semblaient toujours guetter je ne sais quoi de merveilleux et d'insaisissable; ses mains aux doigts longs et d'aspect adroit s'étendaient souvent, à la fois rapides et prudentes, comme pour attraper sournoisement quelque chose d'agile, de fragile et de momentanément posé. Toujours habillé de brun, il mettait des cravates orange, mordorées ou pourprées, dont la tache vive éclatait comme l'ocellure d'une aile sombre, et ses chapeaux étaient en feutre velus, rappelant le corps duveteux de certains papillons. Fulgens avait, d'ailleurs, une vague ressemblance avec ces nocturnes sphynx qui tournoient longuement, ahuris et fous, autour d'une flamme qui les tente autant qu'une brûlante corolle.

Next page