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Hervé Lemesle

Les jeunes de Yougoslavie volontaires en Espagne républicaine

Un groupe particulièrement impliqué et exposé dans la lutte antifasciste de 1936 à 1945

Source : page Facebook de l’Association des combattants espagnols (UŠB), Belgrade

Groupe d’étudiants yougoslaves venus de Prague en Espagne, 1937. De gauche à droite et de haut en bas : Mirko Kovačević (1916-1941), Ratko Pavlović (1913-1941), Lazar Udovički (1915-1997), Mirko Knežević (1911-1996), Jože Breskvar (1913-1943), Ilija Engel (1912-1944) ; Slavko Čolić (1918-1993), Veljko Vlahović (1914-1975), Lazar Latinović (1915-2006), Branko Krsmanović (1915-1941).

Combien de jeunes âgés de moins de vingt-et-un ans originaires des territoires devenus yougoslaves de 1945 à 1991 se sont-ils engagés pour défendre de 1936 à 1939 la République espagnole, menacée par les généraux putschistes et leurs alliés fascistes et nazis ? Qui étaient-ils ? Comment sont-ils parvenus à gagner la Péninsule ibérique ? Comment la direction des brigades internationales (BI) les a-t-elle accueillis ? Quel fut leur devenir en terre ibérique et au-delà ?Pour répondre à ces questions, on dispose à ce jour de sources plus ou moins détaillées concernant vingt-sept volontaires. Les plus importantes sont les archives des BI, consultables au RGASPI à Moscou. Veljko Vlahović, un vétéran monténégrin, étudiant à Belgrade puis à Prague, soldat dans le bataillon Dimitrov de la 15e BI, grièvement blessé en février 1937 sur le front du Jarama près de Madrid au point d’y perdre une jambe, évacué comme invalide en juillet 1938 à Paris puis en avril 1939 en URSS, a rédigé en 1941 les « caractéristiques », c’est-à-dire les états de services dans le jargon stalinien, de vingt de ces jeunes compatriotes.

  • MITROV Slobodan
  • MLAKAR Drago
  • MRAVLJAK Bogdan
  • MUHEK Andrija
  • RAVTER Dušan
  • SALOMON Stanislav
  • SIMIČIĆ Pero
  • TOMŠIĆ Ljubomir
  • VARGA Stevan
  • VILIČIĆ Milenko
  • VUKUŠIĆ Božo
  • ZLATIĆ Drago
  • ŽIVKOVIĆ Ljubomir

Les vingt-sept volontaires de Yougoslavie

  • ARSENIJEVIĆ Branko
  • BALOKOVIĆ Milan
  • BAŠIĆ Dujo
  • BOGDANOVIĆ Aleksandar
  • ČOLIĆ Slavko
  • DROBNIČ Mihalj
  • DUJMOVIĆ Rudolf
  • IVANIŠEVIĆ Jovan
  • KOSTANČIČ Slavko
  • KRŽELJ Mirko
  • KUSTURICA Siegfried
  • KUZMAN Martin
  • MAUKO Vjekoslav
  • MILIĆ Ante

deux vétérans tombés pendant la Seconde Guerre mondiale, en 1988 pour trois natifs des territoires yougoslaves annexés par l’Italie durant l’entre-deux-guerres, et en 2015 pour un vétéran ayant la nationalité allemande.A partir de cette documentation, riche mais très variable d’un volontaire à l’autre, il y a matière à rédiger vingt-et-une notices consultables à partir de la liste de la page précédente, et à présenter une brève synthèse prosopographique de l’ensemble de ce groupe.

Outre des copies de certains documents moscovites transmises dans les années 1960, on trouve onze questionnaires remplis par les survivants à partir de 1949, six autobiographies et des courriers entre ces vétérans et l’association. L’UJDŠRV a publié en 1971 un important recueil de témoignages (dont ceux de trois de ces jeunes) et une liste de 1 664 volontaires yougoslaves en Espagne républicaine, dont vingt-cinq jeunes, en omettant les données de deux autres. Il faut ajouter des données des Archives de l’Etat croate (HDA) à Zagreb et celles de Salamanque (ADMG) pour trois volontaires, les notices biographiques réalisées en 1975 pour

Ces notes s’appuyaient sur la documentation ramenée d’Espagne à Moscou, pour éviter qu’elle ne tombe dans les mains de la police franquiste et française : des biographies de militants souhaitant être admis dans le Parti communiste d’Espagne (PCE), des questionnaires de démobilisation rédigés durant l’automne 1938, des appréciations, des livrets militaires, des courriers. A ces sources de première main, il faut ajouter les dossiers personnels constitués par l’Association des volontaires yougoslaves de l’armée républicaine espagnole (UJDŠRV, UŠB depuis 2011), versée aux Archives de Yougoslavie (AJ) à Belgrade.

NB : Dans ce tableau et les suivants, les volontaires dont le nom est suivi d'un * disposent d'une biographie sur le site Maitron.

Le profil socio-culturel

D'après ce tableau, dix futurs volontaires naquirent en 1917, un en 1918, dix en 1919, cinq en 1920 et un en 1921. Stevan Varga n’avait pas encore seize ans quand il est arrivé avec son père en novembre 1936.

Ces jeunes sont comme leurs aînés du contingent yougoslave nés majoritairement en Croatie (douze) et en Slovénie (huit), cinq en Serbie et trois à l’étranger. onze étaient de nationalité croate, sept slovène, six serbe, un hongroise et un allemande. Le caractère pluriethnique est cependant moins prononcé que pour les plus âgés, parmi lesquels il y avait des Macédoniens, des Monténégrins, des Bosniaques, des Autrichiens, des Italiens, des Albanais, ici absents.

L’espace yougoslave et les dominantes ethniques

Les origines familiales sont diverses, avec une majorité, sans doute minorée vu l’absence de données pour neuf familles, de parents travailleurs manuels (six ouvriers et artisans, quatre paysans), mais une part non négligeable de professions libérales (trois), d’intellectuels (deux) et d’employés (deux). Le profil socio-culturel modeste du groupe est confirmé par la majorité de jeunes qui n’ont pas poursuivi d’études après l’école élémentaire (treize), même si dix ont fréquenté le lycée, dont cinq un établissement technique, signe de possibilités financières plus restreintes des

parents. Logiquement, plus de la moitié des jeunes se sont formés et exerçaient des métiers manuels, dont une forte proportion de marins et dockers (cinq) et de métallos-mécanos (quatre), mais trois étaient employés et huit faisaient encore des études au moment de leur départ en Espagne, dont six à l’université. La dimension prolétarienne est donc plus limitée que chez leurs aînés et dans les autres contingents nationaux de volontaires.

Le profil militant

Malgré les lacunes de la documentation, plusieurs traits significatifs peuvent être soulignés. Si les militants communistes au sens strict sont minoritaires dans le groupe — neuf dans la Ligue de la jeunesse communiste de Yougoslavie (SKOJ) et un dans les JCF —, de nombreux sans parti gravitaient dans la mouvance communiste avant leur départ en Espagne, étant engagés syndicalement pour trois d’entre eux dans la Ligue des syndicats ouvriers unifiés de Yougoslavie (URSSJ) et un dans la CGT, un dans le Secours rouge international (SRI) et au moins deux sympathisants.

La sensibilité des parents a pu jouer dans les deux sens : deux futurs volontaires étaient en rupture avec leur père nationaliste (un Serbe et un Croate), quatre avaient un géniteur communiste, trois des parents ouvertement antifascistes. Malgré leur engagement militant plus ou moins net, huit n’ont pas été inquiétés par les autorités avant leur départ, mais sept ont été sanctionnés, trois étant même condamnés à de lourdes peines de prison, dont deux les ont purgées. Contrairement à leurs aînés, la grande majorité des jeunes (dix-sept) n’a pas vécu dans l’émigration avant de gagner l’Espagne ; seuls huit ont émigré, pour des raisons familiales, scolaires et/ou militantes : quatre en France, deux en Tchécoslovaquie, un en Belgique et un très brièvement aux États-Unis. Le voyage des jeunes volontaires fut plus ou moins facile. Les émigrés dans les démocraties occidentales bénéficièrent de la liberté relative de circulation, alors que ceux qui vivaient en Yougoslavie firent face à l’interdiction de partir vers la Péninsule ibérique, le régime monarchiste et conservateur adhérant officiellement à la politique de non-intervention, mais soutenant en réalité Franco et ses alliés Mussolini et Hitler. Deux options risquées s’offrirent à eux : soit embarquer clandestinement ou pas pour les marins à partir des ports de l’Adriatique sur un navire à destination de la Méditerranée occidentale, soit rejoindre la France avec des papiers en règle ou non en passant par l’Autriche et la Suisse puis par Marseille ou les Pyrénées. Huit choisirent la première solution, dont un fut arrêté à trois reprises pendant son périple ; neuf la seconde, dont un en passant d’abord par les Balkans.

Le bataillon Đaković au Levant, 1938. Source : Naši španjolski dobrovoljci / Naši Španci Facebook.

Marko Orešković (1896-1941) à la tête du bataillon Đaković à l’entrainement. Source Wikimedia commons. Unknown author / Public domain

Pour une synthèse sur l'histoire de la guerre d'Espagne, nous renvoyons à l'article de François Godicheau paru dans l'Histoire no 427, septembre 2016 : "Guerre d'Espagne : la fin des légendes" disponible en ligneVoir notamment la carte du conflit

Carte de la guerre d'Espagne. Source : l'Histoire

La guerre d’Espagne

l’honneur du cadre du Parti communiste de Yougoslavie (KPJ) abattu par la police en 1929 –, où huit jeunes furent intégrés, et qui constitua avec le Dimitrov et le Masaryk la 129e BI à partir de février 1938. Lorsque le territoire républicain fut coupé en deux suite à l’offensive franquiste de mars-avril en Aragon, certains volontaires parvinrent à passer l’Ebre et à gagner la Catalogne, où ils furent regroupés dans le bataillon Divisionario rattaché directement à la 45e division (quatre jeunes au total, dont les deux derniers arrivés), tandis que les autres restèrent dans la 129e BI au Levant.

Les arrivées en Espagne se sont échelonnées de juillet 1936 à mars 1938, et ont eu lieu majoritairement en 1937 (quatorze). Les deux premiers volontaires ont d’abord combattu dans les milices républicaines, puis ont rejoint les BI formées à partir d’octobre 1936. Les Yougoslaves n’ayant pendant longtemps pas d’unité réservée, ils furent affectés dans les bataillons des différentes brigades au fur et à mesure de leur accueil à Albacete : deux dans le Dombrowski (11e BI initialement), deux dans le Thälmann et un dans le Garibaldi (12e BI), deux dans le Tchapaïev et un dans le Rákosi (13e BI), trois dans le Dimitrov (15e BI). Un bataillon spécifique fut créé durant l’automne 1937, le Đuro Đaković – en

La direction des BI tenta de dissuader huit jeunes de partir dans une unité combattante, sans succès pour trois d’entre eux. Stevan Varga fut ainsi retenu à la base d’Albacete pendant un an, servant comme courrier puis comme mécanicien, un fut placé dans la marine marchande faisant la liaison avec l’URSS, deux furent maintenus à Alicante jusqu’à leur rapatriement à la demande des parents, un fut directement affecté dans l’artillerie – la batterie Petko Miletić, du nom du célèbre militant communiste alors interné à Sremska Mitrovica, et qui contesta ensuite le leadership de Josip Broz dit Tito –, a priori moins exposée que l’infanterie utilisée comme troupe de choc. Deux autres brigadistes furent aussi transférés dans la batterie Kolarov du 1er groupe d’artillerie lourde slave, et un devint à son arrivée interprète des soviétiques dans des brigades espagnoles, mais il y trouva la mort.Les jeunes de Yougoslavie, plein de zèle et d’allant, ne furent en effet pas épargnés par le conflit : au moins trois perdirent la vie en terre ibérique, dix furent blessés, dont deux grièvement et évacués en France, trois furent capturés par les franquistes, un à la santé déjà fragile tomba malade. Au total, seuls neuf quittèrent l’Espagne indemnes. En dépit de leur lourd sacrifice, une minorité reçut une promotion : six devinrent sous-officiers, et un seul, au profil exceptionnel, officier. De même, si leur investissement au front et à l’arrière fut globalement reconnu (douze sur dix-sept), sept seulement furent admis dans le PCE ou les Jeunesses socialistes unifiées (JSU). Les conditions étaient en effet des plus strictes : il fallait avoir démontré à la fois du courage au combat et de la discipline vis-à-vis de la ligne politique dictée par l’Internationale communiste (IC).

Après l’Espagne

Au sujet du devenir des jeunes après l’Espagne, les sources font défaut pour l’un des rapatriés en 1937 et pour deux autres volontaires, qui sont peut-être morts sur le sol ibérique, mais dont on ne peut exclure qu’ils aient survécu au conflit ; ainsi Rudolf Dujmović, envoyé dans un bataillon disciplinaire, donc chargé des tâches les plus périlleuses, est peut-être décédé au front, mais il a aussi pu s’enfuir et se faire oublier par la suite. Les données sont également lacunaires pour trois survivants.

pays avant l’attaque des forces de l’Axe le 6 avril 1941 furent persécutés par le régime anticommuniste du régent Paul Karađorđević (1893-1976) et du Premier ministre Dragiša Cvetković (1893-1969) ; un fut même interné deux mois fin 1940 dans le camp de Bileća en Herzégovine.

sur ordre du KPJ, volontaires pour aller travailler en Allemagne, de façon à pouvoir regagner plus facilement la Yougoslavie et prendre part à la résistance contre l’occupant ; deux furent retenus durablement dans le Reich. Sur les trois captifs des franquistes, deux restèrent détenus en Espagne jusqu’à l’été 1943. Un Španac fut emprisonné en 1939 en Tunisie, avant de pouvoir regagner les Etats-Unis où il avait séjourné avant l’Espagne. Tous ceux qui parvinrent à rentrer au

Plus que leurs aînés, dont beaucoup avaient quitté l’Espagne démoralisés et étaient devenus rétifs aux consignes fluctuantes de l’IC, les plus jeunes anciens d’Espagne yougoslaves – appelés Španci, les Espagnols, en Yougoslavie – poursuivirent activement la lutte antifasciste pendant la Seconde Guerre mondiale et payèrent très chèrement leur engagement. douze furent internés en février 1939 en France après la retraite de Catalogne [la Retirada], dont la moitié jusqu’en mai 1941, lorsqu’ils se déclarèrent,

La très grande majorité des jeunes Španci s’engagèrent dans la Résistance : seize dans la Yougoslavie occupée et démembrée par l’Allemagne, l’Italie, la Bulgarie et la Hongrie, un en Belgique. Les quatre autres connurent des sorts différents : l’un, invalide et malade, séjourna en URSS ; un autre resta en Allemagne, un troisième décida de rester en 1944 en Espagne, et l’on perd alors sa trace, tout comme le quatrième, dont le destin est inconnu dès 1939. Sur les dix-sept résistants, sept périrent lors de combats ou furent fusillés, cinq furent blessés, deux internés en Yougoslavie et deux déportés, l’un dans le Reich, l’autre en Italie.

Les zones d’activité des détachements de partisans en Yougoslavie et les détachements où il y avait des vétérans d’Espagne. Source : Jugoslaveni u Španskom građanskom ratu

Sur les douze survivants de la très longue séquence de guerre contre le fascisme et le nazisme (1936-1945) identifiés, tous finirent leur vie en Yougoslavie, à l’exception d’un établi en Allemagne de l’Est. Six devinrent officiers dans l’Armée des peuples de Yougoslavie (JNA), un propagandiste, trois employés, un ouvrier et un chauffeur. Huit militaient dans le KPJ, dont un fut exclu pour avoir pris en 1948 le parti de Staline contre Tito, et trois adhérèrent au Front des peuples de Yougoslavie (NFJ), organisation de masse regroupant les sympathisants du régime titiste. Malgré ce soutien, aucun des jeunes Španci n’exerça un poste de responsabilité important, contrairement à nombre de leurs aînés. A deux exceptions près, proclamés à titre posthume héros des peuples de Yougoslavie (NHJ), ils sont aujourd’hui tombés dans l’oubli, car incarnant un idéal émancipateur et internationaliste occulté, voire honni, par les dirigeants conservateurs des républiques post-yougoslaves depuis les années 1990. Marginalisés, les derniers survivants s’opposèrent vivement, mais en vain, à la montée des nationalismes qui déboucha sur la partition sanglante de la Fédération socialiste, à laquelle ils aspiraient et pour laquelle ils ont sacrifié leur jeunesse, leurs études, leur famille, leurs amours, leur santé et leur vie même prématurément pour au moins dix d’entre eux.

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  • Jugoslaveni u Španskom građanskom ratu

Crédits :Textes et tableaux analytiques : Hervé LemesleGraphisme : Équipe MaitronImages :