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Itinéraire de Mémoire. Soissons,9 juin 2019. Famille Liwer

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Nous commençons par la place Fernand Marquigny, place Centrale sous l'occupation. J'invite le groupe à se rendre devant un magasin de maroquinerie, qui était le magasin de vêtements des Lewkowicz (L. Robert Paris Couture jusqu'en 1941, avant la liquidation des commerces juifs par les autorités d'occupation et de Vichy). Ils étaient de très proches amis des Liwer. Je leur rappelle que nous retrouverons en fin de parcours, deux des enfants de Rose et Robert Lewkowicz, Nathan et Clairette, qui jouaient le temps des jours heureux avec des enfants de la famille Liwer et dont les parents aimaient se retrouver les dimanches de repos autour d'un délicieux repas et des parties de jeux de carte. Magasin L. Robert Paris Couture des Lewkowicz, 4 place Centrale entre 1936 et 1940 [Collection particulière].Le magasin, une maroquinerie, de nos jours [Collection particulière, 2012].

Nous remontons la place Fernand Marquigny, puis la rue de Jaulzy longeant l'aile nord de la Cathédrale pour nous arrêter à l'angle du parvis. Du parvis je leur montre l'un des bâtiments de l’Évêché de Soissons sur lequel flottait le drapeau nazi à partir du 8 juin 1940. Ce bâtiment fut le lieu qui servit aux forces d'occupation de Kreiskommandantur (c'était le cas dans toutes les sous-préfectures du pays. La Feldkommandantur, échelon supérieur, était pour la préfecture du département, puis l'Oberfeldkommandantur pour la grande région). L'entrée de la kreiskommandantur entre juin 1940 et août 1944 (aujourd'hui, 9 rue des déportés et des fusillés). Dans les caves du sous-sol, la Gestapo procédait à ses sinistres interrogatoires. Toujours sur le parvis, je montre une photo de frères Liwer et de Jacques Ehrenkranz en 1940 lors de leur engagement volontaire dans l'armée française. Debout, de droite à gauche : Avraham/Adolphe Liwer vivant alors à Crouy, Robert Liwer vivant alors au 35 avenue Voltaire à Soissons et Jacques Ehrenkranz vivant au 7 rue des Cordeliers à Soissons, également. C'est là que nous nous rendons désormais...

Nous laissons la Cathédrale derrière nous. Entouré des plus jeunes de la famille Liwer aux pas plus souples et rapides que leurs aînées, en pleine discussion avec Alain, le petit-fils d'Avraham/Adolphe, je prends la rue de la Bruerie pour nous diriger au bout de celle-ci, vers la rue des Cordeliers dont on aperçoit déjà, au loin, la façade sud de la maison où vivaient Lisette enfant, avant la Nuit...

7 rue des cordeliers, Soissons. Avant l'arrivée des Allemands et de la solution finale de la question juive en France, c'était la demeure de Jacques Ehrenkranz, de son épouse Germaine née Liwer et de leurs deux enfants, Daniel (né en 1934) et Lise "Lisette" (née en 1936). Ils s'y installèrent à partir de 1935. Les frères et sœurs, les cousins et cousines vivants à Paris aimaient y passer leurs vacances, ici ou chez l'autre frère et oncle de Crouy, commune jouxtant Soissons : Adolphe/Avraham Liwer. C'était une grande maison, rue des Cordeliers, sur trois niveaux. Un petit patio couvert menait vers la cuisine et d'autres pièces. Voici un extrait de mon "Odyssée de Jacob" (chapitre 3), en cours de rédaction, qui décrit ce qu'était la maison à l'époque : Les époux Ehrenkranz ont acheté une grande maison sur trois niveaux au 7 rue des Cordeliers. Sur la rue, les fenêtres des deux premiers étages donnent sur des balcons en fer forgé. La porte d’entrée au rez-de-chaussée est d’un bois foncé. Elle ouvre sur un grand couloir aux lambris gris pâle ; sur la gauche un long mur mitoyen avec la pâtisserie voisine. Tout de suite à droite, une première porte dévoile une salle à manger, décorée dans un style Henri II avec un buffet sculpté de scènes de chasse. Plus loin dans le couloir, une seconde porte dessert une très grande salle. Germaine y installe son atelier pour concevoir ses collections. Sept machines à coudre pour les ouvriers et une table à découper sur laquelle travaille Jacques lorsqu’il ne livre pas les vêtements. Au fond du couloir, une porte dissimule un escalier descendant à la cave. Une autre porte révèle un petit patio couvert. Après l’avoir franchi, on entre dans une spacieuse cuisine carrelée d’où se dresse une grande armoire remplie d’ustensiles en cuivre et la vaisselle nécessaire. Une buanderie vitrée, un coin toilette et une douche la jouxtent. Près de l’imposant bahut, une porte donne sur deux pièces en enfilade. Toujours sur la droite de ce long couloir de l’entrée de la maison, après la première salle à manger et l’atelier, un escalier en bois tourne légèrement pour monter aux étages. Au premier, une chambre qui deviendra celle de Lisette puis une seconde grande salle à manger avec un mobilier en bois d’acajou ou en bois d’érable. Le tout est décoré avec goût : ici des statues au sujet animalier, là des vases et quelques tableaux de paysages, le long des murs, un grand buffet et un second plus petit pour ranger la verrerie. Une grande table trônait au centre entouré de douze fauteuils à bras dans un style art déco. Au second étage se trouve la chambre de Daniel ainsi que la chambre de Jacques et Germaine. Au dernier niveau, sous le toit, deux chambres de bonne et un grenier aménagé servant de comble. Tous les murs de la maison sont peints en blanc mettant en valeur chaque bibelot ou mobilier soigneusement taillé. Dans chaque pièce il y a des cheminées marbrées au ton gris clair mais qui ne serviront pas. Les Ehrenkranz préfèrent se chauffer avec des petits poils Gaudin. A l'image de sa devanture aujourd'hui, cette maison divisée en appartement se fane irrémédiablement depuis 75 ans. Il y a longtemps que les balcons en fer forgé n'enlacent plus les fenêtres. Devant le 7 rue des cordeliers, en arrière plan, nous racontons la vie dans cette maison jusqu'à la fatale arrestation de Germaine Ehrenkranz et sa jeune sœur Sylvia Liwer, 21 ans, dans la nuit du 19-20 juillet 1942. Cette nuit-là elles refermèrent la porte de cette maison pour la dernière fois sous les yeux révoltés de leur mère Brendla. Cette dernière ne fut pas arrêtée car elle n'était pas sur la liste des juifs à arrêter pour les gendarmes de Soissons. Lisette raconte ses souvenirs devant la maison de son enfance. Sur le trottoir d'en face, j'explique aux Liwer comment l'ordre du préfet régional est arrivé à la compagnie de gendarmerie de la ville pour la rafle des juifs étrangers de Soissons âgés entre 18 et 60 ans, cette nuit de juillet 42. Elle avait une liste de 16 noms à arrêter.

Faisant quelques pas dans la rue des Francs Boisiers, je montre aux membres de la famille Liwer l'ancienne gendarmerie qui fut le lieu de rassemblement, à l'aube et durant la matinée du lundi 20 juillet 1942, pour les juifs étrangers de Soissons arrêtés dans la nuit. Sur les 16 noms inscrits sur la sinistre liste des gendarmes, voici ceux qui y ont été, sortis de leur lit, regroupés avant d’être transférés en début d'après-midi à la prison de Laon (excepté Robert Liwer), lieu de regroupement des juifs arrêtés dans l'Aisne, l''Oise, la Somme et la Marne. Le mardi 21 juillet, 63 des 65 juifs regroupés à Laon furent déportés à Drancy. Tous partirent ensuite dans un convoi vers les camps d'extermination nazi de la Pologne occupée. La couleur des légendes sous les portraits, en médaillon autour de l'ancienne gendarmerie, des femmes et des hommes arrêtés à Soissons dans le cadre de la Solution finale de la question Juive durant l'été 1942 : En rouge : Germaine Ehrenkranz-Liwer, Sylvia Liwer, Robert et Rose Lewkowicz, Bella Wajsfelner : arrêtés dans la nuit du 19/20 juillet 1942. Pour les noms sans visage : Abram, Gitla Biegacz et David Gochperg, à ce jour, et depuis 7 ans, je n'ai pu retrouver la moindre photo de ces personnes. En vert : Robert Liwer, arrêté dans la nuit du 19/20 juillet 1942 mais il réussit à s'échapper des toilettes de la gendarmerie dans la matinée du lundi en sautant par la fenêtre. Laquelle fenêtre était-ce en regardant la devanture de cette ancienne gendarmerie ? Je l'ignore, n'ayant pu à ce jour pénétrer dans le bâtiment pour simplement demander les toilettes dans ce qui est devenu une direction de l'action sociale du département de l'Aisne. En jaune : Sophie et Isia Bich dit Mochet. Arrêtés eux aussi lors de cette rafle. Ce sont les seuls, miraculeusement, qui ont été déportés à Auschwitz et revenus vivant en avril 1945, séparément à un mois intervalle, Sophie le 1er avril (l'une des trois premières survivantes juives de Birkenau à revenir en France) et son mari Isia le 29 avril. Un fait essentiel qui "explique" une infime partie de leur survivance : ils sont restés internés presque deux ans entre Drancy, Beaune-la-Rolande, puis le magasin Lévitan (camp annexe de Drancy) avant d'être finalement déportés en juin 1944 à Auschwitz-Birkenau. En marron : Samuel Biegacz, fils d'Abram et Gitla. Il avait été arrêté sur dénonciation le 28 juin 1942 parce qu'il refusait de porter l'étoile jaune. Il fut embarqué en camion vers la prison de Laon où ses parents le retrouvèrent le 20 juillet 1942. Ensemble ils furent transférés à Drancy le 21, ensemble ils furent déportés à Auschwitz. En violet : Jacques/Jankiel Wajsfelner et son fils Charles. Le père, à l'arrivée des gendarmes dans cette maudite nuit de juillet 42, réussit à s'enfuir, pensant que l'on ne venait arrêter que les hommes (comme à Paris lors des rafles contre les Juifs en 1941), pour ensuite rejoindre son fils qui était alors à Crouy. Rongés d'inquiétude pour Bella, ils décidèrent le 21 juillet de se rendre auprès des gendarmes. Ils furent emmenés directement à Drancy où Jankiel retrouva sa femme et Charles, sa maman. Ensemble, ils furent déportés à Auschwitz. Deux autres juifs, mentionnés sur la liste des gendarmes, devaient être arrêtés cette nuit-là mais ne se trouvaient pas chez eux : Charles Knoll, qui pour d'autres raisons mais déjà dans le radar des autorités policières, s'était enfui de chez lui le 4 juillet 1942 pour rejoindre la "zone libre". Il survivra à l'Occupation. Jacques Ehrenkranz était alors à Lyon pour convalescence après son traitement à l'hôpital militaire du Val-de-Grace à Paris comme rapatrié sanitaire des prisonniers de guerre internés dans les stalags allemands. En 1945, il sera toujours en vie... Avec Lisette, devant l'ancienne gendarmerie, j'explique, elle raconte... Lisette raconte autant qu'elle revoit ce qu'elle vit du haut de ses 6 ans lorsque avec sa grand-mère Brendla, sa nourrice Néné, son frère Daniel, et sa cousine Monique les gendarmes les autorisèrent à venir ce matin du lundi 20 juillet 1942 dans la salle où étaient regroupés leurs proches et les autres juifs arrêtés dans la nuit. Je cite ci-dessous ses propos relatés dans mon livre qu'elle me confia en 2013 : Le spectacle à la gendarmerie est resté gravé dans ma mémoire, me dit Lisette d’une voix tremblante. C’était terrible. Cela fait soixante-douze ans et j’ai encore tout en tête, les cris, les pleurs, surtout ma tante Sylvia, qui avait 21 ans. Elle était si belle et délicate. Elle devait se marier quinze jours après !

Nous remontons la rue des Cordeliers jusqu'à l'angle de la Grande place et de la rue de Francs Boisiers. De l'autre côté de la place, dans le prolongement de la rue des Cordeliers, commence la rue Bara. J'indique que derrière la maison avec la pancarte France 3 Picardie, se trouvait au n°2 la maison de veuve Rachel Kassel née Fedor. Dans le recensement de la population de Soissons 1931 elle vit avec ses quatre enfants dont Thérèse qui avait épousé Avraham/Adolphe Liwer en 1925 ou 1926. Thérèse Liwer née Kassel , son mari et ses trois jeunes filles Monique, Nadia et Madeleine déménagèrent, vers 1935, au 22 route de Laon à Crouy à 4 kilomètres de la rue Bara. Extrait du recensement de la population de Soissons, au 2 rue Bara en mars 1931. Rachel Kassel y vivait avec ses enfants Madeleine, René, Armand et sa fille aînée, Thérèse. Cette dernière avait alors 26 ans. Elle était déjà mariée à Avraham/Adolphe Liwer, ils élevaient déjà leur première fille, Monique, née en 1927. Leur seconde, Nadia, naquît quelques temps après ce recensement, le 7 septembre 1931. Leur troisième fille, Madeleine, naîtra en 1936 à Soissons. Je pense, sans pouvoir l'affirmer, que c'est ce lien, ce mariage entre Adolphe et Thérèse qui amena des Liwer et Jacques Ehrenkranz à s'installer à Soissons à partir de 1935. [Archives municipales de Soissons]. 2 rue Bara à Soissons.Thérèse Liwer, née Kassel, en 1931. Elle est décédée en aout 1940 d'une opération chirurgicale qui a mal tourné [Collection particulière, famille Lewkowicz]. C'est la grand-mère d'Alain, fils de Madeleine née Liwer, venu de Berlin pour cette journée exceptionnelle.

Après l'ancienne gendarmerie, nous retournons, en prenant les rues de Bauton et du Beffroi, vers la place derrière la Cathédrale afin de nous rendre à l'église Saint-Pierre où nous attendent le maire actuel de Soissons et l'ancien député-maire de la ville entre 1977 et 1995, Bernard Lefranc qui fit beaucoup pour la mémoire des victimes à Soissons de la barbarie nazie. Ils saluèrent chaleureusement les membres de la famille Liwer et s'exprimèrent avec justesse pour souligner le caractère exceptionnelle de cette rencontre, expliquant aussi la singularité de ce lieu exclusivement réservé depuis la fin de la guerre aux déportés de Soissons. Ils offrirent des ouvrages magnifiquement illustrés sur l'Histoire de Soissons aux membres de la famille. Merci sincèrement à eux d'avoir pris de leurs temps en ce dimanche pour honorer et rendre hommage aux proches des Liwer disparus pendant la Shoah. Leurs ascendants se sentaient en sécurité à Soissons dans les années 1930 jusqu'à la trahison de Vichy et la volonté génocidaire de la police allemande. Et puis, comme un pied de nez aux terrifiantes "prophéties" de Hitler lors de son discours du 30 janvier 1939 qui promettait d'annihiler tous les juifs si une nouvelle guerre devait à nouveau se déclencher. Ce qui n'était pas trop difficile pour lui puisqu'il voulait de toute sa haine que deux choses arrivent : la guerre et l'extermination ! Et cela arriva... Un peu moins de la moitié des juifs d'Europe survécurent. En France les 3/4 des juifs de France, comme à Soissons, survécurent également. La plupart des enfants juifs de la ville de moins de 13 ans (sauf trois : Maurice Wajsfelner, 10 ans, Albert Gochperg, 9 ans, et sa petite soeur Nelly, 3ans), furent cachés jusqu'à la Libération comme Lisette et son frère Daniel, comme Nathan Lewkowicz et ses sœurs, comme les filles d'Avraham Liwer, comme les enfants de Robert Liwer, comme d'autres... Que la plupart d'entre eux se retrouvent aujourd'hui, ce 9 juin 2019, 77 ans après la rafle du 19/20 juillet 1942, c'est une manière de contredire et donner tort aux inepties du führer nazi, responsable de plus de 60 millions de morts en Europe et dans le monde. Certaines familles juives ont pu perpétuer leur descendance. Que l'Humanité préserve sa diversité ! Au fond de l'église, devenue crypte mémorielle contre la barbarie nazie, les noms de leurs camps infernaux. Urne dans laquelle ont été déposées des cendres, ramenées par un survivant des camps en 1945, habitant à Soissons, déporté comme "politique", résistant. L'accueil et les mots de monsieur le maire de la ville, Alain Crémont, à gauche, et de l'ancien député maire de Soissons, Bernard Lefranc.En 2015, la municipalité m'avait demandé de mettre un visage sur les noms des déportés Juifs de Soissons. Ci-dessous, Germaine, la maman de Lisette, puis Sylvia Liwer. Tout un symbole : Nathan et Clairette Lewkowicz. Enfants, avant la Shoah, ils jouaient avec la maman et les deux tantes d'Alain (à gauche). (Derrière Nathan et Clairette, Yolaine, l'une des cinq filles de Clairette). Le Papa de Nathan et Clairette (Robert Lewkowicz) et le grand-père d'Alain (Adolphe Liwer) étaient très bons amis à Soissons. La terrible ironie de l'histoire a fait que les SS les assassinèrent ensemble, le même soir, à Auschwitz I stammlager, le 13 août 1942. Les Liwer et les Lewkowicz réunis pour la première fois depuis 1942.La grand-mère de Yolaine (à gauche) et la mère de Lisette (à droite), ont été arrêtées la même nuit, le 19 juillet 1942. Elles étaient voisines, amies. Elles s'étaient soutenues à Drancy, dont mes recherches ont fait la preuve, avant d'être déportées à Auschwitz. Aujourd'hui, à Soissons, la petite-fille de Rose et la fille de Gitla/Germaine se rencontrent pour la première fois pour partager une mémoire commune aux deux familles... Une dernière photographie avant de se dire au revoir sachant que tous, ces deux familles comme moi-même, allions repartir avec le sentiment d'avoir vécu une journée unique. Les émotions se sont disputées entre la joie de retrouvailles et le souvenir qui pince le cœur très fort, de ce que le racisme et l'antisémitisme à causer d'irréparable pour leurs familles : l'absence d'un papa, d'une maman, d'un oncle, d'une tante...